LA FABRICATION DES RUES DE PARIS AU XIXe SIÈCLE - UN TERRITOIRE D'INNOVATION TECHNIQUE ET POLITIQUE
Bernard Landau
Un siècle à peine après la mort du baron Haussmann, le débat sur l'espace public resurgit à Paris sous la pression d'une triple constatation. Celle d'abord de l'embolie circulatoire de la ville, de la "congestion" et de ses conséquences en terme de coûts humains, sociaux et financiers. Celle ensuite de la complexité toujours croissante de champs professionnels différents sur la voie publique, et corrélativement de la perte d'éléments de doctrine permettant de resituer dans une synergie commune ces compétences éclatées. Celle enfin du suréquipement en surface et en tréfonds de la voirie, engendré par la nécessité de gérer à court terme les conflits induits par son utilisation (au détriment de sa polyvalence, de sa pérennité, de son statut public).
La voirie parisienne occupe dans l'histoire des mutations urbaines une place tout à fait privilégiée. On connaît l'importance des travaux entrepris sous le Second Empire et la destinée de plus belle ville du monde à laquelle Haussmann vouait Paris "Capitale de l'Empire, Cité de tous les Français". L'hygiène et la santé, après les terribles épidémies de choléra de 1832, de typhoïde (on a recensé 7000 décès pour cause de typhoïde entre 1872 et 1877), et la tuberculose sont au centre des préoccupations des élites techniques et des responsables de l'administration. Les questions de la distribution de l'eau et de l'assainissement de la cité sont parmi les plus urgentes à régler. Les odeurs - Paris sentait mauvais - sont omniprésentes; la littérature réaliste en témoigne. L'aération, la ventilation, la lutte contre la poussière mobilisent la recherche et les capacités d'innovation des ingénieurs et des entreprises. L'aspiration au confort et au bien-être, portée par les nouvelles couches sociales urbaines, pose les problèmes de distribution des énergies aux particuliers : chauffage, électricité, téléphone. La question des déplacements, de la circulation des piétons, voitures particulières et transports en commun, reste un problème obsédant pour la vie quotidienne et l'essor de l'économie1.
Ces besoins ont provoqué l'apparition de techniques nouvelles qui ont permis de façonner au cours du siècle une nouvelle vision de la voirie urbaine. Pour l'essentiel, ces travaux ont été conçus par les ingénieurs du corps des ponts et chaussées, dépendant du ministère de l'Intérieur puis de celui des travaux publics et mis en position de détachement dans les services de la ville. L'enseignement dispensé à l'École polytechnique puis à l'Ecole des Ponts et Chaussées, où l'importance des cours consacrés aux sciences appliquées contrebalançait l'abstraction de l'étude des sciences pures (physiques ou mathématiques), contribua à former des ingénieurs complets, ayant le goût de la recherche mais aussi de l'expérimentation. Appliquée au territoire de la Capitale et aux immenses défis qu'il s'agissait de relever, cette formation contribua à donner des réponses techniques exceptionnelles et de grande qualité au service d'une politique soucieuse de l'intérêt général. C'est là probablement une tradition spécifiquement française qui a donné la préférence au service public en disposant de grands corps d'ingénieurs formés dans les écoles de l'Etat. Le rôle des conducteurs des ponts et chaussées, collaborateurs directs des ingénieurs et hommes de terrain, fut à leur côté très important.
1800-1850 le temps de l'apprentissage
On attribue couramment a la période du Second Empire la création du modèle "de la voirie urbaine haussmannienne". En réalité, les prémices et les expérimentations techniques permettant de systématiser ce modèle à l'échelle des grands travaux de percements entrepris par Haussmann, sont apparus progressivement dès la fin de l'ancien régime puis au cours de la première moitié du siècle.
Depuis Napoléon Ier (décret impérial du 4 septembre 1807), les grands services municipaux ayant compétence sur les eaux, les égouts et la voirie sont sous la dépendance du ministère de l'Intérieur et du conseil général des ponts et chaussées. C'est le cas du service municipal des eaux et des canaux de Paris créé en 1807, qui réunit l'alimentation et la distribution des eaux partagées jusqu'alors entre l'Etat et la Ville. C'est également la situation du service du Pavé de Paris2 dirigé depuis 1730 par des ingénieurs des ponts et chaussées, et qui est rattaché depuis 1805 au service des boulevards géré auparavant par le maître général des bâtiments de la ville3.
La présence au sein des services et aux principaux postes de responsabilité d'ingénieurs de talent appartenant au corps des ponts et chaussées sera tout au long du XIXe siècle source de relations ambiguës, voire conflictuelles selon les circonstances, entre la ville et l'Etat ou entre ingénieurs détachés et le conseil général des ponts.
L'hydraulique, moteur des innovations
Ni l'Etat ni la ville à la fin du Premier Empire n'avaient les moyens de se lancer dans une politique de grands travaux du fait de l'héritage de la charge financière des guerres Napoléoniennes. La première moitié du siècle correspond dans ces domaines à l'apprentissage d'une relative maîtrise des problèmes qui trouvera son application dans la construction du canal de l'Ourcq et les débuts d'un effort de conception pour la construction d'un réseau d'égouts. Emmery4, directeur des eaux et des égouts de 1832 à 1839 avait déjà associé le service des eaux et des égouts à celui du pavé dans des réalisations concertées permettant la desserte en eau des habitations, la conversion des chaussées fendues en chaussées bombées à trottoirs latéraux et le lavage des caniveaux des rues et des égouts. La généralisation du système des égouts et des chaussées bombées permet bientôt d'établir pour chaque îlot de maison un point bas du caniveau avec bouche d'égout et un point haut avec borne-fontaine. Celle-ci fonctionne librement deux fois par jour pendant une heure, l'eau entraînant jusqu'à la bouche eaux sales, boues, et ordures. La fusion en 1848 (arrêté ministériel du 21 juin) dans le Service Municipal des Travaux de Paris du Service du Pavé et de celui des Eaux et des Egouts annonce une nouvelle approche vis-à-vis de questions posées jusqu'alors selon des logiques relativement autonomes.
La pénurie de moyens financiers, le manque de solutions techniques satisfaisantes fit prendre un important retard à la ville en comparaison par exemple de Londres, qui avait développé un réseau d'égouts constitué de tuyaux ovoïdes en briques assemblées à la chaux hydraulique. L'état du réseau d'égouts fut en partie rendu responsable de la propagation de l'épidémie de choléra de 1832. On comprit alors les avantages apportés par la généralisation d'un réseau souterrain5. Entre 1832 et 1836 on réalise en moyenne 8 km d'égouts par an, c'est alors que l'on établit pour chaque nouveau projet des bouches sous trottoirs supprimant ainsi les cassis transversaux aux carrefours des rues.
Le premier ouvrage à profil ovoïde en maçonnerie de petits éléments de meulière posés à bain de mortier hydraulique date de 1823. La pose des conduites d'eau dans ce type d'ouvrage ne put cependant être réalisée systématiquement durant cette période malgré les propositions d'Emmery, ceci pour des raisons budgétaires. L'ingénieur Mille, de retour de l'exposition universelle de Londres de 1851, propose un nouveau profil ovoïde économique et hardi. Dupuit mit ces propositions en application lors de la construction d'une grande galerie rue de Rivoli. Celle-ci comprenait dans l'axe de l'égout une cunette médiane comprise entre deux banquettes aux angles desquelles étaient fixées des cornières métalliques formant rails pour les wagonnets transportant les matières extraites de la galerie. Les conduites d'eau étaient fixées dans la galerie. Un passage libre de 2,00 m de haut à la clé de voûte permettait de marcher debout dans la galerie. Celle-ci est le premier prototype du système développé ensuite par Belgrand.
Il faut enfin rappeler que, jusqu'en 1850, le réseau d'assainissement de Paris continuait de rejeter au fleuve toutes les eaux usées de la ville6.
La question du trottoir
Avant la fin du XVIIIe siècle, il n'y avait pas de trottoirs à Paris. Dans quelques rues l'espace réservé aux piétons était limité par des bornes appelées "montoirs" qui servaient également aux cavaliers pour se mettre en selle. Un édit de Charles IX du 29 novembre 1564 ordonna la démolition des montoirs qui gênaient la circulation. Les piétons étaient donc contraints de circuler au milieu des charrettes, rasant les maisons et risquant à tout instant d'être serrés entre deux véhicules ou écrasés contre une façade. Les coins de rues étaient les plus dangereux; les débitants de vins ou d'épicerie dont les boutiques formaient encoignure laissent la plupart du temps un passage libre entre le pilier d'angle et des portes en retrait établies en pan coupé.
L'établissement du profil en travers bombé pour les chaussées pavées et l'instauration des trottoirs ont accompagné les progrès de la réflexion menée sur les questions d'assainissement. Le premier trottoir parisien apparaît rue de l'Odéon en 1781 pour permettre la flânerie devant les vitrines des magasins de luxe. Auparavant les riches commerçants obtenaient, moyennant redevance, la possibilité d'établir en hiver des estrades en bois devant leurs boutiques. Sous Louis XV les trottoirs ayant une vue de 18 cm avaient été établis par mesure de sécurité sur les ponts par les agents voyers de la ville. La question des trottoirs fut posée par le préfet Frochot en 1805 au conseil général de la Seine et souleva une désapprobation des ingénieurs chargés des eaux et des égouts. Ces derniers trouvaient ce dispositif difficilement conciliable avec le fonctionnement des services hydrauliques. En 1811 le comte de la Borde, directeur des ponts et chaussées de la Seine, défend ardemment les trottoirs pour lesquels il préconise un dallage en pierre et une vue de 10 cm. La loi du 7 juin 1845 instaure le système des trottoirs, qui va alors de pair avec le pavage des chaussées pour lesquelles on adoptera un profil en travers bombé. Cette loi réglemente l'établissement de trottoirs dans toute la France.
Entre 1793 et 1845 la question des trottoirs fait l'objet d'un débat permanent pour sa mise au point technique et son financement. Déjà sous la Révolution le corps municipal exige à l'occasion du percement ou du prolongement de plusieurs rues (rue Lepelletier 1786, rue Port Mahon devant l'Hôtel Richelieu 1743, rue du Faubourg du Temple...) la constitution de trottoirs à la charge des propriétaires riverains. Les premiers trottoirs étaient munis de distance en distance de petites bornes demi-circulaires pour les protéger du choc des voitures; leur bordure était en pierre calcaire et ils étaient interrompus devant les portes cochères. Les lettres patentes en date du 8 avril 1786, autorisant le percement de la rue Lepelletier, sont le premier acte public portant comme condition à l'ouverture d'une rue à Paris la construction d'un trottoir avec bordures en pierre. Dans les rues de moins de 10 mètres de largeur, un dallage est établi au niveau du pavé comme dans les villes italiennes ou des Flandres. L'usage des dalles en granit ou en pierre de Chateau-Landon puis de la lave d'Auvergne précède celui du mastic bitumineux mis en place avec succès pour la première fois en 1835 sur le pont Royal.
La bordure en granit et la mise en place dans le caniveau d'un pavage bien uni permettent de prévenir le piéton des éclaboussures. Les propriétaires des magasins de la rue du Bac eurent même l'idée de supprimer le ruisseau en faisant écouler les eaux ménagères et pluviales dans des rigoles couvertes pratiquées dans les bordures par un refouillement. Ce dispositif, par ailleurs onéreux, nécessitait l'exécution préalable d'un système d'égouts, le lavage fréquent des rigoles et leur balayage; il ne fut pas développé. En 1832, Partiot, directeur du Pavé de Paris entre 1831 et 1839 réfléchit à l'établissement d'un règlement sur les largeurs à assigner aux chaussées et aux trottoirs des villes. Cette réflexion est particulièrement intéressante car elle aborde probablement pour la première fois la question sous l'angle du calibrage des chaussées en fonction de la largeur des espèces de voitures circulant dans les rues de Paris (voir tableau ci-contre). Elle différencie également les rues ouvertes sous l'ancien régime dont la largeur était de 24 pieds (7 m 80), 30 pieds (9 m 70) ou 36 pieds (11 m 70), des rues plus larges ouvertes ou percées plus récemment. Elle propose pour toutes les rues de plus de 20 m de large (rue Royale, rue de la Paix, rue Tronchet, etc.) de porter systématiquement les trottoirs à 4 m de large de façon à pouvoir y planter des arbres sans inconvénients pour les façades7. L'arrêté du 15 avril 1846 fixe le règlement pour la construction des trottoirs à Paris et leur dimensionnement en fonction de la largeur des rues. Le principe retenu est établi sur une proportion de 3/5 de chaussée pour 2/5 de trottoirs, il sera complété pour les boulevards et avenues par un autre arrêté préfectoral le 5 juin 1856. Jusqu'à la fin des années 1930 toute dérogation à ces règles devra faire l'objet d'un arrêté préfectoral.
Le Service du Pavé et l'entretien des rues
Depuis Henri IV, les travaux du pavage étaient exécutés par baux d'entretien sous la direction des agents de la ville organisés au sein du service du Pavé de Paris8. Les baux avaient 7 ans de moyenne et on en dénombre 26 de 1605 à 1790; ils comportaient les travaux d'entretien, de rétablissement et de nouveau pavage9. La ville s'était toujours trouvée dans une situation exceptionnelle du point de vue du classement de ses voies. Celles-ci étaient soumises au régime de la grande voirie, c'est-à-dire celui des voies entretenues aux frais de l'Etat, sous la surveillance de son administration. Ce statut a été confirmé sous la Révolution par la loi du 30 décembre 1790. La question était évidemment source de conflits pour le financement de cette charge entre la ville et l'Administration de l'Etat. Sous la Révolution on décida d'imputer les frais du Pavé sur le budget des Ponts et Chaussées. En 1821 on tente d'effectuer pour les travaux un premier partage entre la part revenant à la ville et celle supportée par l'Etat. Celui-ci a en charge les routes royales ayant leur origine aux barrières (celles qui étaient empruntées par les malles-poste et diligences), les quais et les ponts, les boulevards extérieurs. En 1848, sur proposition du Maire de Paris (21 juin 1848), tout l'entretien du pavé est payé par la ville qui reçoit en échange une subvention de l'Etat. Il faudra attendre un décret du 12 avril 1856 pour disposer que les "frais de toute nature relatifs à l'entretien des chaussées de Paris" soient supportés moitié par la ville, moitié par l'Etat. Cette règle souleva de nouvelles réclamations à la suite de l'annexion des communes périphériques en 1859. Celle-ci doubla les dépenses d'entretien du pavé. Le contingent de l'Etat fut par la suite plafonné.
Entre 1810 et 1848, 180 rues furent livrées à la circulation (110 environ entre 1830 et 1848), soit plus de 42 km dont une bonne part revient à l'initiative privée. Les chaussées de Paris sont établies pour moitiés à peu près égales en chaussées de blocage et en chaussées d'empierrement10.
L'établissement d'un pavage (ou d'un empierrement) est la condition de l'autorisation préfectorale d'ouverture d'une voie, de sa dénomination comme rue, et de son entretien par le service du Pavé. Les travaux sont en toutes circonstances établis sous la surveillance des ingénieurs de ce service. La municipalité soucieuse de la bonne exécution des ouvrages et par souci d'économie se chargeait de les faire exécuter pour le compte des particuliers à qui elle faisait payer en règle générale les dépenses correspondant aux services accomplis. Celles-ci étaient limitées au "premier établissement de pavage". Depuis le bail de 1830" et avec l'accord du corps des ponts et chaussées, il est décidé de faire de la fourniture des pierres une entreprise distincte de la main d'oeuvre. Ceci permettait de s'adresser directement aux maîtres carriers, d'avoir à disposition des approvisionnements de qualité et de mieux contrôler le marché des pavés de rebut souvent revendus au prix fort à la ville par les "metteurs en oeuvre". Le même raisonnement fut suivi pour la fourniture du sable alors que les plantations, empierrements et ouvrages d'art faisaient l'objet de marchés particuliers.
Les besoins annuels de la ville autour des années 18301840 sont estimés à un million de pavés, l'essentiel provenant des carrières de grès de l'Yvette, de Fontainebleau, du Belloy, de Moret et d'Ocquerre. Chaque carrière fait l'objet d'un lot d'adjudication, le pavé échantillon traditionnel (0,22 x 0,24 pour 0,25 de queue) remplace après 1830 le pavé cubique de 0,23. Les chaussées bombées et les trottoirs voient l'arrivée des boutisses - 0,34 m de long - et des bordures en pierre dure, de préférence le granit de 0,35 m de haut pour 0,46 m ou 0,57 m de long. Les matériaux sont réceptionnés et entreposés dans des dépôts où les entrepreneurs viennent ensuite les chercher.
Le bail de 1830 revêt une importance particulière car il instaure pour la première fois la séparation entre les marchés de fourniture et les marchés de pose, dispositif encore en vigueur en 1993 à la direction de la voirie de Paris et à notre connaissance unique par rapport aux autres villes de France. Il a permis par la suite à la ville d'avoir une totale maîtrise du choix de ses matériaux de chaussées et de trottoirs, question essentielle lorsque seront systématisés l'emploi du pavé échantillon puis des pavés mosaïque adaptés au trafic automobile.
1849-1870 le temps de l'expérimentation
Les projets d'urbanisme de Napoléon III ont donné une énorme impulsion aux services de l'administration parisienne et ont permis en 20 ans de jeter les bases d'une doctrine et d'un véritable "art de la voirie". Les acteurs et le programme de ces travaux sont bien connus. Ils ont donné lieu encore récemment à l'occasion de l'anniversaire de la mort du baron Haussmann à de nombreuses études, expositions et publications. On s'attachera pour ce qui concerne les questions de voirie et de voie publique à mettre en évidence et en relation les événements qui ont pendant cette période permis de façonner une vision contemporaine de la rue, considérée comme un ouvrage technique primordial, au centre des projets de modernisation et d'embellissement de la ville.
Au coeur des transformations entreprises à cette époque se trouve l'adaptation et l'organisation de l'administration municipale dirigée par l'énergique et audacieux préfet Haussmannl2.
Une administration au service d'une ambition
G.E. Haussmann fut nommé préfet de la Seine le 20 juin 1853. Dupuit, directeur du Service Municipal des Travaux depuis 1851 était assisté de deux ingénieurs en chef - un pour les Eaux-Egouts, un pour le Pavé - eux-mêmes regroupés dans des divisions et non plus des services. Chaque division comprenait des inspecteurs, des conducteurs des piqueurs, des gardiens et des fontainiers13. La fusion en 1848 du Service des Eaux, des Egouts et du Pavé au sein d'un Service Municipal des Travaux de Paris avait permis d'orienter leurs compétences respectives dans une dynamique unitaire.
Ce mouvement a probablement suivi la tendance centralisatrice de l'Etat, qui avait créé en 1830 le premier grand ministère des travaux publics, regroupant : les routes, la navigation, les mines, puis le chemin de ferez 1836.
Par un décret en date du 13 octobre 1851 réorganisant le corps des Ponts et Chaussées, "Les services détachés comprennent tous les services... qui sont obligatoires pour le corps... tels que le service des Eaux et du Pavé de Paris" l4. Lorsqu'il rédige ses mémoires entre 1890 et 1893, Haussmann note que "le Service Municipal des Travaux de Paris fut fort ambitionné dans le corps des Ponts et Chaussées et que s'y recrutait d `ordinaire 1'élite de son personnel" l5. On connaît les conflits quasi permanents qui existèrent entre le Conseil général des Ponts rattaché alors au ministère des Travaux Publics et le préfet de la Seine et ses collaborateurs issus cependant du même corps. Le Conseil s'est tout de suite exprimé contre les propositions d'Haussmann définies dans son premier mémoire sur les Eaux et Egouts en août 1854 proposant l'amenée à Paris d'eaux de sources lointaines et la construction de très importants ouvrages d'adduction. Cette opposition traduisait également une réaction défensive face à une politique très indépendante et hors de tout contrôle16.
Il n'existe pas encore de travail exhaustif sur l'histoire des services mis en place par le préfet Haussmann; l'incendie de l'Hôtel de Ville sous la Commune et la disparition de la quasi totalité des archives administratives et techniques rend par ailleurs la tâche complexe. Les mémoires du Baron, les décrets préfectoraux et certains rapports du Conseil établis à partir des années 1880 permettent cependant de reconstituer les faits essentiels.
Le schéma définitif de l'organisation imaginée par Haussmann ne se dessine probablement avec précision qu'en 1867.
Michal remplaça Dupuit en 1856 et fut nommé en 1859 inspecteur général du corps des Ponts et Chaussées, chef du Service Municipal des Travaux qui comprend17 :
- la direction de la Voie Publique et du nettoiement dirigée par Homberg
- les Eaux et les Egouts dirigés par Belgrand
- les Promenades et Plantations dirigés par Alphand
La grande particularité de l'organisation alors mise en place consiste dans le regroupement sous l'autorité de Michal des bureaux de la préfecture, dits services administratifs, avec les services à vocation techniques, dits services extérieurs. Sont ainsi placés dans une même entité le secrétariat, la comptabilité et les travaux, dispositif en infraction avec les règles de fonctionnement habituelles de l'administration. Il s'agit pour Haussmann d'avoir un contrôle direct sur les services techniques en simplifiant à l'extrême la pesanteur des rouages administratifs. Cette méthode sera poursuivie et amplifiée par Alphand après 1871 et il faudra attendre 1897 pour que soit éclatée sous l'autorité de quatre directeurs administratifs la toute puissante Direction des Travaux.
En créant en janvier 1855 le nouveau service des "Promenades et Plantations" pour l'ingénieur ordinaire Alphand auparavant en poste à Bordeaux, le préfet met en place à côté du Service des Eaux - Egouts et du Pavé un véritable laboratoire de projets chargé dans un premier temps de revoir l'aménagement du Bois de Boulogne mal engagé par Hittorf et Varé. Alphand se consacre simultanément à l'étude de projets de plantations d'alignement pour les nouvelles percées. Il recompose le paysage végétal de la rue notamment au travers du projet de l'avenue du Bois, future avenue de l'Impératrice, décidé en 1853 et ouverte avec un succès incontesté un an plus tard. Il substitue aux baux de travaux à l'entreprise un service en régie "au moyen d'un personnel de jardiniers et cantonniers aussi compétents que possible, tous intéressés à la réussite des végétaux qu'ils plantent et qu'ils sont chargés de faire prospérer" l8. L'expérience acquise grâce à l'échelle et à la durée des chantier dote alors la ville d'un personnel très qualifié. Il jouera par la suite un rôle actif dans la transmission orale puis écrite des savoir-faire techniques.
La naissance de la voie publique
L'annexion à la Capitale en 1859 des communes situées dans l'enceinte fortifiée de Thiers fut un moment décisif pour l'évolution des services. Deux faits méritent à cette occasion d'être soulignés : la récupération par la préfecture de la Seine de tâches jusqu'alors dévolues à la préfecture de Police (éclairage, nettoiement des rues, curage des égouts et vidanges) et le changement d'appellation du service du Pavé de Paris. Ce dernier est désormais nommé Voie Publique et Nettoiement et comprend une division centrale sous l'autorité d'Homberg (le Paris ancien) et une division suburbaine dans laquelle on trouve l'ingénieur ordinaire Allard.
La promotion de Belgrand au grade d'inspecteur général des Ponts et Chaussées est l'occasion en 1867 d'une nouvelle centralisation et simplification des organigrammes. Par arrêté préfectoral du 13 avril 1867, Michal prend le titre d'inspecteur général du Service Municipal, Alphand, ingénieur en chef est nommé à son tour directeur, sur un plan d'égalité avec Belgrand, directeur depuis 1865.
Le Service Municipal ne comprend plus alors que deux directions : la Voie Publique et les Promenades, les Eaux et les Egouts. Il semble que ce partage des attributions corresponde également à un partage des compétences entre la surface et le tréfonds. Pendant très longtemps le contrôle des travaux des réseaux enterrés comme le gaz, l'électricité puis le chauffage urbain sera effectué par les ingénieurs dépendants des eaux et des égouts. Il en sera de même pour les réseaux placés dans les galeries des égouts, tel que le fil télégraphique aérien ou le pneumatique. Certains ingénieurs de renom comme Biette et Bienvenue débutèrent au service des Eaux dans le dernier quart du siècle avant de se consacrer aux travaux du métropolitain. Les ingénieurs de voie publique étaient responsables "en surface" de tout ce qui avait pour objet ou pour conséquence une modification du sol de la voie.
Entre 1851 et 1864 les moyens attribués aux services augmentent de façon considérable. Ainsi le nombre de conducteurs des ponts passe progressivement de 11 en 1851 à 41 en 1855, 80 en 1859, 131 en 1864.
Le nombre des sections d'ingénieurs est porté de 5 en 1856 à 10 en 1867. Elles ont compétence territoriale sur tous les travaux : assainissement, revêtements, plantations, éclairage, nettoiement, contrôle des concessionnaires et l'on note même l'apparition du "contrôle des voitures et du stationnement" sur voie publique. La grande force de cette organisation fut de s'appuyer sur la polyvalence d'ingénieurs ordinaires de terrain chargés d'instruire les dossiers sous tous leurs aspects techniques. Cette méthode de travail durera pour l'essentiel jusqu'aux années 1940.
Le service des Promenades a finalement "absorbé" le très ancien service du Pavé. Il a joué tout au long de ce processus le rôle d'initiateur puis de fédérateur d'une nouvelle conception de la voirie.
Parallèlement le service des Eaux et des Egouts, en récupérant de la préfecture de Police les charges de curage des égouts, de vidange et d'épandage va avoir une vision globale de toute la chaîne du traitement de l'eau, de la source aux champs d'épandage. C'est une dimension qui sous-tendra constamment l'action et les choix de Belgrand et de ses successeurs.
L'abandon en 1859 du terme "Pavé de Paris" au profit de celui de "Voie Publique" sanctionne la nouvelle vision stratégique donnée aux questions de voies publiques devenues un élément fédérateur de l'urbanisme; elles sont porteuses du progrès et aussi d'une certaine forme de projet démocratique. Elles devront permettre à terme d'équiper chaque propriété des réseaux nécessaires aux nouveaux besoins de la vie quotidienne. Entre 1851 et 1870 Paris est passé de 1 053 000 habitants à 1 850 000, la structure démographique de la population reste fortement ouvrière, Haussmann précise en 1862 que 1 200 000 habitants au moins de la Capitale sont exonérables d'impôts du fait de leurs maigres ressources19.
La construction du réseau d'assainissement imaginée par Belgrand constitue pour l'époque une innovation technique sans précédent empreinte d'une part d'utopie. Le gabarit du grand collecteur présente des dimensions d'échelle presque comparables aux futures galeries du métro. Sur 500 km d'égouts construits entre 1850 et 1878 on en dénombre plus de 170 permettant la circulation des bateaux-wagons-vannes et environ 300, où le transit debout des ouvriers égoutiers est tout à fait aisé. Ces galeries souterraines sont réalisées en grande partie avant 1870 alors que le choix du tout-à-l'égout n'a été voté à Paris qu'en 1894 et qu'en 1945 un immeuble parisien sur trois n'était pas encore raccordé à l'égout20.